Ostrogoto [fr]

Kick It Till It Breaks

Une introduction à "Angry Brigade"

 

Ravage Èditions 

 

Dans la nuit du 12 janvier 1971, la couverture du Times est explicite : « Deux bombes ravagent la maison de Carr un jour de protestation ». Robert Carr était à l’époque le ministre de l’emploi du gouvernement Heath, conservateur, fraîchement élu. Il était responsable du projet de loi sur les Relations Industrielles, adopté un peu plus tôt dans la journée, et provoquant de nombreuses manifestations ouvrières. Cette attaque directe sera revendiquée par un groupe nommé « Angry Brigade » dans un contexte de tension sociale généralisée tel que l’Angleterre n’en a plus connu depuis ; au moment où dans toute l’Europe et sur tous les continents, de nombreux groupes s’organisent pour attaquer physiquement les structures du capitalisme et un certain ordre moral que les années 68 n’auront pas réussi à mettre en pièce. Des vagues de protestations massives apparaissent un peu partout, une jeunesse désillusionnée par un système qui ne cesse de se doter de moyens toujours plus efficaces pour broyer les individus et fossoyer les rêves d’un autre monde, mais une jeunesse exaltée par la perspective d’une transformation radicale de l’existant.

Certains prennent la voie de l’agitation urbaine, sur des thèmes spécifiques ou contre le vieux monde en général, d’autres se spécialisent dans la théorie révolutionnaire, d’autres se spécialisent eux, dans l’agitation armée clandestine ou semi-clandestine, d’autres encore navigueront entre ces diverses méthodes dans des allers-retours cohérents. La « Lutte Armée », telle qu’elle sera nommée, est un terme ambigu, dans le sens où il ne recouvre pas uniquement ce que sa simple acception peut laisser entendre. La Lutte Armée n’est pas que le fait de lutter en armes, elle est aussi devenue une idéologie, véhiculée par différents groupes [1]. Des groupes qui se sont illustrés par leurs influences marxistes-léninistes-maoïstes ou nationalistes (ETA, IRA etc.), parfois tout à la fois. Les groupes dits de Lutte Armée d’inspiration anarchiste sont quasi-inexistants, tandis que la lutte anarchiste en armes, elle, n’a jamais vraiment cessé d’exister depuis les années 1880 à nos jours. On ne pourrait citer que quelques groupes anarchistes aux signatures persistantes dans l’histoire de la deuxième partie du XXe siècle : les GARI [2], Azione Rivoluzionaria en Italie et les Angry Brigade en Grande-Bretagne. Nous nous intéressons ici à la Angry Brigade, mais aussi, à travers son exemple, à l’Angleterre non pacifiée de la fin des années 60 et des années 70, période que certains appelleront the angry years, et qui sera vite évincée de la mémoire collective par les campagnes d’attentats de l’IRA qui lui succéda.

Il y a plusieurs raisons qui ont poussé à la publication du présent ouvrage. L’histoire de la Angry Brigade, si elle ne doit pas servir à quelques universitaires en mal de travaux « radicaux » pour dépoussiérer leur discipline et faire avancer la Recherche pour le compte de l’Etat, doit servir le présent d’un combat qui continue, avec la volonté de retrouver un peu de l’enthousiasme d’une époque où la révolution paraissait à beaucoup comme étant à portée de main, et pas comme un mirage paralysant. Toujours de façon critique, il y a beaucoup de choses dans cette histoire qui font écho aux questions actuelles, de celles qui secouent encore les sphères antiautoritaires les plus portées sur l’antagonisme diffus, qu’elles soient anarchistes ou non. Nous qui ne voyons dans les groupes de Lutte Armée précédemment cités, et dans bien d’autres encore, que d’autres partisans du Pouvoir, certes pas celui en place, mais celui de leurs rêves macabres et autoritaires, nous nous intéressons justement à la lutte de la Angry Brigade parce qu’il paraîtrait bien difficile de la ranger dans le grossier tiroir de la Lutte Armée. Dans sa volonté de reproduire la terreur d’Etat, le luttarmatisme s’est d’emblée posé comme un reflet dans le miroir de l’Etat, mais sans pouvoir se donner la force de frappe de celui-ci, car groupusculaire. Dans un corps-à-corps frontal avec l’Etat, aucun groupe révolutionnaire ne gagnera jamais. Penser que la révolution puisse advenir par l’action d’un groupe de révolutionnaires professionnels, est une logique putschiste allant à l’encontre d’une logique insurrectionnelle. Dire cela ne remet absolument pas en question la nécessité de l’attaque, individuelle ou collective, et encore moins de sa diffusion. Pour des anarchistes, il est inimaginable de détruire l’Etat tout en reproduisant des méthodes qui lui sont propres, comme la terreur, le militarisme, la hiérarchie, la délégation, la représentation, la spécialisation, en un mot la politique, même à coups de bombes. Par là, nous n’entendons pas attribuer la responsabilité de l’enterrement des années de braise à l’apparition de groupes armés, qui par leur action auraient « forcé » l’Etat à se déchainer sur l’ensemble du dit mouvement social, comme se plaisent à l’affirmer les éternels militants qui pourrissent encore aujourd’hui dans leurs organisations obsolètes et périmées. Si nous n’avons pas de réponse miracle à cette question, nous pouvons tout de même évoquer un défaut de continuité dans la transmission, ainsi qu’un fort travail de récupération/intégration/assimilation de la rage par la gauche, pour la transformer en bulletin de vote et la canaliser hors de tout danger pour la domination. En faisant croire qu’il n’y avait de choix qu’entre la clandestinité absolue et le militantisme boy-scout de la gauche, les organisations luttarmatistes ont participé au désert glauque qu’ont été les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Mais il serait trop facile d’attribuer exclusivement le reflux des perspectives et de la tension révolutionnaires à la gauche et aux organisations armées, car chaque parcours est individuel.

Contrairement à ces groupes, la Angry Brigade n’a jamais élaboré de programme, ne s’est jamais vécue telle une avant-garde du mouvement ouvrier ou de quiconque et a toujours mis en avant une sincérité dans la lutte plutôt qu’une froideur stratégique, elle n’a jamais sacrifié de pions pour gagner une partie. Aussi, à la manière des GARI en Europe de l’Ouest, elle n’a jamais rejeté la joie de la lutte, donnant par sa pratique un bon aperçu de ses buts, nous rappelant aussi le bon mot d’un vieil anarchiste italien : « Dépêche-toi de t’armer, dépêche-toi de jouer » [3]. Sans aucune peur du second degré, si rare chez tant de révolutionnaires, la Angry n’hésitait pas à gribouiller des dessins loufoques dans ses communiqués, de petites bandes dessinées (autre point commun avec les GARI), des tournures de phrase humoristiques et des insultes d’une vulgarité puérile mais cathartique. On ne trouvera pas de communiqués de la Angry Brigade de quinze pages dans lesquelles serait déroulée toute la théorie marxiste-léniniste et anti-impérialiste souvent nauséabonde, froidement clinique et à prétention scientifique. La Angry Brigade a certainement voulu montrer par là qu’il était possible de réaliser des actions demandant beaucoup d’organisation et de sérieux, sans pour autant s’enfermer dans un carcan militariste, organisationnel et idéologique froid. Ce qui ne fait pas non plus pour autant de ses actions des blagues puisque les dégâts étaient bien réels et parfois massifs, et le message lui, était clair et limpide.
Nous ne nous retiendrons pas pour autant dans cette introduction, mais un peu plus tard, d’émettre plusieurs critiques à son égard.

Il est difficile d’établir avec précision ou certitude les raisons particulières qui ont poussé à la formation de ce groupe dans l’Angleterre des années soixante-dix, bien que l’étude du contexte proposée par Jean Weir un peu plus loin nous semble plutôt satisfaisante (malgré les limites inhérentes à la contextualisation pour des personnes nées trop tard comme nous et qui n’ont pas vécu l’époque en question), avec l’essor de nouveaux questionnements et de nouvelles formes de lutte en rupture avec les schémas classiques de feu le mouvement ouvrier et de la gauche institutionnelle et extra-parlementaire. En rupture également avec le mouvement libertaire officiel et ses réflexes « maladroits » de survie, tels la respectabilité et la dissociation. Le message de la brigade est clair : « Notre but est d’approfondir les contradictions à tous les niveaux. Nous ne le réaliserons pas en nous concentrant sur des réformes ou en utilisant les platitudes socialistes diluées dans l’eau » (Communiqué N°6). Approfondir les contradictions, accentuer les conflictualités, en portant sa propre radicalité partout où cela peut faire sens, mais toujours au coeur des luttes sociales au sens large et pas nécessairement dans ses formes politisées, jusqu’à la rupture avec le vieux monde. Dans un contexte où les luttes ouvrières devenaient de plus en plus violentes, acceptant de moins en moins les compromis habituels comme la négociation, la concertation, la délégation ou la médiation syndicale, la brigade trouve l’espace nécessaire pour exprimer que « le système ne s’effondrera ni ne capitulera jamais tout seul », soulignant que « de plus en plus de travailleurs le réalisent maintenant, et passent du syndicalisme à l’offensive » (Ibid). Dans son discours plutôt classiste [4], la Angry Brigade a su éviter les travers récurrents de celui-ci. En déclarant : « NOUS CROYONS EN LA CLASSE OUVRIÈRE AUTONOME. NOUS EN FAISONS PARTIE. » (Communiqué N°7), elle ne se place pas en extériorité de la dite classe, comme le font nombre de marxistes qui font de l’intervention spécifique dans les luttes une sorte de travers avant-gardiste, en se condamnant eux-mêmes à l’inaction de l’attente passive. En inscrivant leurs activités au cœur de l’antagonisme social, la brigade ne se cantonne pourtant pas à coller au contexte particulier d’une lutte, à en reproduire les méthodes et le niveau de violence. Bien au contraire, elle parvient à développer une action autonome qui maintient une relation intelligente avec un contexte donné, échappant à la fois aux accusations d’avant-gardisme et d’activité « hors-sol ».

Au début du règne brutal de l’ère Thatcher (qui durera de 1979 à 1990), plusieurs communiqués sortiront, signés à nouveau Angry Brigade. Une nouvelle génération qui se fera remarquer après avoir placé des explosifs dans les QG de Leeds et Manchester du Parti Conservateur de Thatcher en 1981, par l’attaque à la bombe du Prison Officers Training College, une école de maton à Wakefield en 1983 ou encore l’explosion d’un pylône électrique au nord de Maltby en 1984, causant la paralysie temporaire du réseau électrique à haute-tension de la région.

La pratique de l’action directe violente, qu’elle soit expropriatrice ou destructrice, comme le disait le chef de guerre Trotsky lui-même, entre en conflit direct avec la tradition pro-démocratique prévalant dans l’histoire du mouvement ouvrier. On a pris l’habitude à travers les décennies d’entendre se plaindre les organisations et les théoriciens officiels à propos de l’action minoritaire ou individuelle en général et violente en particulier. [5]
Dans la période contemporaine, la manie des organisations officielles du mouvement libertaire à affirmer leur non-participation à des actes fortement réprimés, ou seulement médiatisés (comme la Fédération Anarchiste en France par rapport aux sabotages de caténaires SNCF de 2008 ou la Fédération Anarchiste italienne contre les attaques anarchistes en général etc.). Il en va de même quant à la quasi-unanimité des condamnations de la Angry Brigade par les mouvements gauchistes et libertaires de l’époque, à l’instant même où frappait la répression.

Qualifiée de « terrorisme », par les Etats autant que par les pans les plus marxistes et collectivistes du spectre politique, l’action directe violente qui n’est pas portée par de quelconques « masses » attendues messianiquement, une sorte d’avènement du Millénium révolutionnaire, a toujours été sujette à récupération d’un côté comme de l’autre. Le plus souvent, et indéniablement, dans le sens du vent, celui d’épouvantail social contre la lucidité qui pousse l’individu épris de liberté à prendre ses responsabilités face au faux choix que lui laisse cette société : la domination ou le combat contre la domination. Sous le prétexte de l’impossible « masse », Trotsky se réapproprie le terme de « terrorisme » : « si on conçoit de cette façon le ter­ro­risme comme toute action ins­pi­rant la crainte, ou fai­sant du mal à l’ennemi, alors, natu­rel­le­ment, la lutte de classe toute entière n’est pas autre chose que du ter­ro­risme. » [6] Après avoir fait l’apologie de la bonne « terreur » des masses, il nous parle de « ter­reur indi­vi­duelle », qui selon lui, déprécie le rôle des masses.

Les années 60 et 70 ont vu l’essor de pratiques anciennes d’action directe, avec l’espoir certain d’en finir avec les rôles sociaux, mais aussi avec les « masses », repoussoirs attentistes du passage à l’action. Avec, pour mémoire, le fait que le sabotage et la violence de classe ont toujours été des armes au service des dominés, sur le plan individuel comme sur le plan collectif. « S’il suffit de s’armer d’un pis­to­let pour attein­dre son but, à quoi bon les effets de la lutte de classe ? », Trotski ne savait certainement pas à quel point il voyait juste. C’est que l’individu, ne fait pas partie des moyens « scien­ti­fi­ques » proposés par l’alchimiste Karl Marx pour mener le capitalisme à son terme, comme par magie.
Puisque tout en politique est affaire de stratégie - « naturellement, nous ne répudions le ter­ro­risme indi­vi­duel que pour des motifs d’oppor­tu­nité. » [7] -, beaucoup se sont soulevés contre la séparation politique en y opposant les raisons du cœur, le désir d’être libre.

La Angry Brigade était un groupe anarchiste, il s’inscrivait donc de fait dans la tradition de propagande par le fait, de guérilla insurrectionnelle ou plus largement d’action directe de l’histoire anarchiste. [8]

Sans vouloir ajouter de l’eau au moulin des faux-critiques de ce monde, on peut se permettre d’avoir des réserves sur telle ou telle pratique, on peut aussi émettre des doutes quant à l’« efficacité » de certains actes sans pour autant remettre en question la nécessité d’attaquer ce monde. Il est nécessaire selon nous de poser la question des actions de type symbolique (nous ne parlons pas ici des actions qui ne seraient que symboliques, celles-ci n’ayant d’autre intérêt que d’alimenter le spectacle du spectacle). Par exemple le schéma (récurrent à la Belle Epoque, et qu’on voit ressurgir aujourd’hui sur le plan international, qui plus est dans une version dégénérée, c’est-à-dire par blogs interposés) de l’acte de vengeance, suivi de l’exécution de son auteur, elle-même débouchant sur de nombreuses représailles, et ainsi de suite nous parait fortement limité. En 1892, Ravachol venge les exécutés de Fourmies par une série d’attaques à la bombe contre des magistrats. Après son exécution, Meunier fait sauter le restaurant Very, Léauthier poignarde un ministre serbe et Vaillant fait exploser sa marmite à la chambre des députés. La mort de Vaillant, guillotiné, est vengée par Henry qui fait sauter le café Terminus et un commissariat. L’arrestation d’Henry est suivie en représailles d’une bombe au Café Foyot posée par Fénéon et par l’assassinat du président Carnot par Caserio qui sera lui-même exécuté puis vengé etc.
Ce cycle infernal, s’il participe, par les dégâts qu’il provoque, à l’anéantissement de la domination, semble empêtré dans une logique sacrificielle qui n’est pas de notre goût. Nous lui préférons les attaques visant froidement à saper les fondements matériels et moraux du système de domination en privilégiant le dégât au symbole, privilégiant l’action à la réaction. Bien sûr, tout cela ne représente pas une vision tranchée, et la vengeance n’est pas un sentiment malsain contre lequel nous aurions une position morale.

Ce qui nous intéresse, notamment, avec la Angry Brigade, c’est sa capacité remarquable à ne pas frapper que par pure négativité vengeresse, mais à envisager l’action directe comme un appui à des luttes sociales, comme l’ouverture à de nouveaux possibles, comme des propositions et des suggestions, et éviter ainsi les cycles infernaux dont nous parlions plus tôt. Attaquer là où ça fait mal pour appuyer une grève dure, faire sauter un magasin de luxe pour la simple raison que c’est un magasin de luxe, et de façon générale, faire preuve d’originalité dans le choix de ses cibles et dans le choix de ses mots pour communiquer ses raisons. Si le groupe a attaqué magistrats, politiciens, banques, ambassades, patrons, entreprises, armée ou police, il s’en est aussi pris à des cibles qui montrent que son angle d’attaque n’était pas seulement celui de l’économie et de ses infrastructures concrètes, mais aussi celui des mécanismes sociaux plus latents. Par exemple, le patriarcat et l’entertainement avec l’attaque lors de l’élection de Miss Monde, ou le consumérisme et la mode par l’attaque d’un magasin branché Biba dans les quartiers chics ; extrait du communiqué : « Frères et Sœurs, quels sont vos désirs réels ? Végéter dans le drugstore, le regard lointain, vide, ennuyé, en buvant du café insipide ? Ou peut-être LE FAIRE PÉTER OU LE CRAMER COMPLÈTEMENT. La seule chose que l’on peut faire avec ces maisons d’esclaves modernes - appelées des boutiques - EST DE LES DÉFONCER. » (Communiqué N°8)

Cependant la Angry Brigade est loin d’avoir été originale en tout point (nous n’insinuons pas que l’originalité est forcement une fin en soi). Techniquement, on peut souligner un certain manque d’inventivité quant au choix de l’outil bombe, sanctifié en dépit de tant d’autres comme chez de nombreux autres groupes armés de l’époque, du moins ceux que l’histoire officielle a retenus. On peut se demander pourquoi avoir fait le choix quasi exclusif des engins explosifs. Tout d’abord, la bombe est un outil très dangereux, pour la personne qui la pose, mais surtout pour les autres. Ensuite, elle requiert un savoir-faire technique proche de l’expertise, tant dans sa confection que dans sa manipulation. En cela, l’attaque à la bombe, de par son degré de sophistication n’est que très peu reproductible et diffusable, elle pose donc la question essentielle de la spécialisation. On voit par exemple aujourd’hui se développer une « scène » des poseurs de bombes anarchistes, avec ses prisonniers charismatiques (parfois malgré eux), ses martyrs, ses héros, dans laquelle la communication interne se fait quasi-exclusivement à coups de bombes, et de laquelle sont exclus de fait tous ceux utilisant des moyens tout aussi efficaces, mais moins sexy. En effet, ils ne participent pas à la création d’une contre-culture fixée sur telle ou telle forme, qui ne dira jamais rien en soi sur le fond. On peut se questionner sur l’outil, d’autant plus lorsque d’autres moyens plus basiques, moins risqués pour soi-même et pour les autres, mais aussi moins risqués en terme de répression sont capables d’égaler les dommages provoqués par celle-ci, voire de les surpasser. On peut citer par exemple les Rote Zora en Allemagne, qui elles aussi privilégiaient la bombe à tous les autres outils de la palette pratique et qui en février 1987, firent exploser la façade de l’office étatique de gestion des demandeurs d’asile alors que quelques mois plus tard, les Revolutionäre Viren n’eurent besoin que de quelques bidons d’essence bien placés pour incendier totalement les mêmes locaux, critiquant en actes, de par l’efficacité de leur attaque et la simplicité du moyen choisi, l’obsession des explosifs entretenue par tant de groupes armés. On peut poser une question simple : pourquoi s’encombrer d’armes à feu pour mitrailler une façade vitrée comme ont pu le faire Angry Brigade, Action Directe ou autres, alors qu’un simple marteau domestique aurait fait l’affaire ?

On peut aussi se poser la question de l’utilité d’un nom permanent, si ce n’est peut-être la volonté inconsciente - ou juste inavouable - d’entrer dans un panthéon révolutionnaire et d’alimenter l’histoire officielle. Cette question n’est pas nouvelle. Selon nous, et comme le fait remarquer Jean Weir, « le chef des Laboratoires de Woolwich Arsenal, le témoin à charge principal dans le procès de la supposée Angry Brigade, a été forcé d’admettre qu’en plus des 25 attentats à la bombe entre 1968 et la mi-1971 qui leurs sont attribués, 1075 avaient été recensés. » Seulement, aujourd’hui, ce qui reste, ce sont bien plus les 25 explosions attribuées à la Angry Brigade que les 1075 autres. Poser un nom de cette façon dans l’espace public équivaut en quelque sorte à tirer la couverture à soi. Action Directe, la RAF, les CCC, les RZ et autres groupes de lutte armée en Europe ont en fait été les arbres qui cachaient la forêt des groupes autonomes d’attaque, bien plus nombreux et diffus. D’un côté, on peut trouver intéressante la possibilité qui est laissée dans les communiqués que quiconque puisse se réapproprier la signature Angry Brigade : « Là où deux ou trois révolutionnaires usent de la violence organisée pour attaquer le système de classe... il y a une Angry Brigade. Des révolutionnaires partout en Angleterre utilisent déjà ce nom pour rendre publiques leurs attaques contre le système. » (Communiqué n°6) et « Les Angry Brigade, c’est les hommes et les femmes assis juste à coté de vous. Ils ont des flingues dans leurs poches et la colère dans leurs esprits. » (Communiqué n°9). Mais d’un autre côté, on peut douter de l’utilité de créer une entité et une identité basée sur une signature fixe. Et si « des révolutionnaires partout en Angleterre utilisent déjà ce nom pour rendre publiques leurs attaques contre le système », le contraire est tout aussi vrai, et c’est tant mieux, car cela décentralise l’attaque et la rend moins lisible aux yeux des flics, les empêchant de pouvoir attribuer des pratiques socialement diffuses à un groupe particulier.

Pour revenir à aujourd’hui, on peut citer l’exemple de la Conspiration des Cellules de Feu et de Lutte Révolutionnaire en Grèce, dont on ne cesse d’entendre parler dans les cercles antiautoritaires du monde entier malgré les centaines d’incendies qui y ravagent sans fard la domination chaque année. Mais aussi, les divers groupes à travers le monde se reconnaissant sous les logos FAI [9] ou IRF [10]. Le spectacle des pratiques et des logos n’en finit pas d’étouffer les actes de révolte diffus et parsemés à travers le monde, y compris ceux d’autres anarchistes essayant de s’inscrire dans une tension sociale diffuse et donc par le biais de l’anonymat total. Ce qui n’exclut bien sûr pas le fait de revendiquer une action pour en expliquer le sens ou d’employer des signatures à usage unique.

En faisant le choix de se nommer Angry Brigade de façon permanente et d’en revendiquer l’appartenance comme dans n’importe quelle autre organisation formelle et permanente, ils ont participé à ce spectacle. Aussi, au vu de l’histoire policière, on peut aisément affirmer que porter un nom de la sorte, c’est faciliter sa propre répression et perdre un peu du sens de l’attaque en question, en pointant les projecteurs sur les auteurs des attaques plutôt que sur les attaques elles-mêmes.

Il n’est évidemment pas question ici de jeter en vrac toute l’expérience de la Angry Brigade, ni d’en faire une apologie béate, car il ne s’agit pas de se trouver de nouvelles idoles, pas plus que des modèles ou une méthode à reproduire aveuglément, mais bien de trouver dans un parcours particulier de vie et de révolte de quoi raviver la flamme d’une lutte que nous ne voulons pas voir s’éteindre, malgré la gangue de la pacification sociale.

Car il est toujours temps de faire la guerre aux paradis.

 

[Extrait de Angry Brigade : Elements de la critique anarchiste armée en Angleterre, Ravage Editions, juillet 2012]

 

Notes

[1] Comme Action Directe en France, les Brigades Rouges en Italie, les Cellules Communistes Combattantes en Belgique, la Fraction Armée Rouge en Allemagne, le Weather Underground aux États-Unis, Tupamaros en Uruguay ou le MR-8 du Brésil, parmi tant d’autres à travers le monde.

[2] Groupes d’Action Révolutionnaire Internationalistes.

[3] La Joie Armée, Alfredo M. Bonanno, Catania, Anarchismo, 1977.

[4] C’est-à-dire qui n’analyse l’ensemble des rapports sociaux qu’à travers le prisme idéologique de la lutte des classes.

[5] Distanciation, condamnation, parfois répression, tels sont les rapports entretenus par exemple entre Lénine et les socialistes-révolutionnaires, entre Marx et les mouvements de briseurs de machines, entre la CNT-FAI et Sabaté, Ramon Vila Capdevila, les Grupos anarcosindicalistas. Dans sa biographie de Sabaté, Antonio Téllez Solà finit d’ailleurs son ouvrage d’une accusation lourde de sens : « Le franquisme les tua ; le mouvement libertaire les enterra » (Sabate. Guerilla urbaine en Espagne, Antonio Téllez Solà, Toulouse, Éd. Repères-Silena, 1990.).

[6] Pourquoi les marxistes s’opposent au terrorisme individuel, Trotsky, Der Kampf, novem­bre 1911.

[7] Le gau­chisme, la mala­die infan­tile du com­mu­nisme, Lénine, 1920.

[8] De Ravachol, Vaillant, Jacob, Duval et les autres en France à Di Giovanni, Galleani, Bakounine, Malatesta et la bande du Matese ou encore Durruti et Ascaso, Bresci, Czogolsz, Novatore et tous les autres qui à travers le monde et depuis le XIXe siècle n’ont cessé d’attaquer la propriété, l’Etat et les salauds en gardant en tête une perspective anarchiste.

[9] Federation Anarchiste Informelle.

[10] Front Révolutionnaire International.