Ostrogoto [fr]

Terreur et union nationale

C’est tous les jours que ce monde produit de l’horreur. Dans les guerres que se mènent les États entre eux, ou contre des groupes qui, s’ils ne sont pas à proprement parler des États, ne rêvent que de pouvoir et de domination sociale et politique. A coups de bombes et autres armes frappant plus largement que les seuls adversaires soi-disant visés, c’est-à-dire frappant des centaines et des milliers d’individus qui ne demandaient pas à prendre part à ces guerres, en tout cas qui ne souhaitaient pas en crever. Cette tuerie et cette mutilation permanentes s’étendent jusque dans les conséquences sociales dues au capitalisme : par son travail, son industrie, ses nuisances, les maladies qu’il provoque en pagaille. Jour, après jour, après jour.

 
Cette horreur diffuse devient banale, on ne l’évoque qu’en citant des chiffres : dix morts par-ci, trente morts par-là, des centaines et des milliers de blessés. Banale comme une hécatombe suite à un tsunami, un tremblement de terre, fatale comme le sont les fureurs et le déchaînement périodique de la nature. On l’évoque donc (il est parfois plus profitable pour certains d’évoquer le drame que de le taire, les larmes mêmes pouvant être productives de façon intéressante dans ce monde pourri), on la glisse dans un bulletin d’information, rapidement, car on n’a au fond rien de bien substantiel à en dire. N’oubliez-pas, citoyens, le drame est là, la mort frappe toujours à nos portes, et face à elle, combien est douce la sécurité et la stabilité que l’État et l’afflux de marchandises vous apportent ! Que le petit quotidien de la survie continue et tout ira fort bien.
 
Mais tout à coup, voilà qu’un fait parmi d’autres arrête le temps qui passe, qu’une horreur parmi d’autres crève l’écran, que la normalité fait une pause, voilà qu’on devrait se mettre à réfléchir, alors que le reste du temps il faut juste courir vers nulle part. Voilà qu’il ne s’agit plus de quelques « brèves de l’horreur », lointaines et insignifiantes, mais de l’Horreur, avec sa figure terrifiante, la mort terroriste juchée sur un puissant scooter et revêtue de noir, qui a la fourberie de se masquer sous un casque intégral, pour échapper aux preux chevaliers de la police judiciaire. Elle laisse sept morts derrière elle.
 
Revenons rapidement en arrière. Oui la mort frappe continuellement, pas la mort qui vous enlève tranquillement la vie, pas juste celle qui fait que vous vous endormez dans votre lit un soir sans vous réveiller le lendemain matin. Pas juste celle qui vient vous rappeler que, bon gré, mal gré, la vie des êtres humains ne dure que quelques décennies et qu’il y a une fin à toute chose. Non, celle qui tape brutalement, qui laisse son paquet d’estropiés et d’amputés dans son sillon, en plus des cadavres ; celle qui laisse aussi la terreur, qui cherche à l’inscrire dans le crâne de ceux qui survivent. Qui veut frapper les esprits pour mieux paralyser le corps, déposséder les individus de toute prise en main autonome et concrète de leur existence. Comme nous le disions, cette mort-là a des médiateurs, des responsables particuliers. Ils agissent toujours au nom d’une idéologie, qu’elle soit politique ; démocratique ou non, ou bien religieuse, peu importe quelle religion particulière historiquement, ou bien tout ça à la fois. La faux qui s’abat pour occire et terroriser ne tombe pas du ciel, ou si cela arrive, c’est par un avion bombardier, ou par un lance-missile à longue portée, et pas par les foudres divines. Elle ne vient pas d’une « main invisible », mais d’un bras souvent vêtu de kaki, et peu importe quel écusson y est épinglé.
 
Dans le cas qui amène ces réflexions, il aurait été en effet fort plausible que sous l’habit noir du « motard déséquilibré », se cache aussi le kaki, puisqu’une des premières éventualités énumérées était qu’il s’agisse d’un ancien para à tendance néo-nazie voulant épancher ses pulsions racistes sur d’anciens collègues trop basanés à son goût, et sur des personnes identifiées comme « juives ». 
Ce qui, accordons-nous sur ce point, était de l’ordre du possible. Mohamed Merah, l’homme identifié et finalement exécuté par le RAID, avait par le passé tenté de s’engager dans l’armée, au sein de la Légion étrangère. Il aurait donc tout aussi bien pu tuer autrement, et ailleurs. On l’a vu il y a quelques semaines, lorsqu’un G.I. américain en poste en Afghanistan est sorti de son camp pour aller tirer dans le tas dans un village voisin, massacrant indistinctement plusieurs personnes. Et oui, l’armée française est bien active en Afghanistan -et ailleurs- sous l’égide de l’OTAN ; occupation que les États appellent « mission de sécurisation, d’assistance et de transferts des compétences en ce domaine à l’État Afghan », et que nous appelons simplement guerre et occupation militaire. Cela signifie, à moins de vouloir changer la signification des mots, bombarder, tuer, massacrer, pacifier par la force et la contrainte, contrôler, humilier, perquisitionner et au besoin exécuter. Si le « tueur de Toulouse » avait été engagé à l’époque dans l’armée, force aurait été de conclure qu’il aurait été formé à l’école même de l’État. On ne l’aurait alors pas désigné comme « tueur sanguinaire », mais comme « simple soldat ». Dans le cas de Toulouse et de Montauban, l’acte d’appuyer sur la gâchette n’a pas été donné par le commandement militaire, et les cibles n’ont pas été désignées par lui. Pas cette fois-ci, précisément. Mais dans bien d’autres situations, dans bien plus de situations, ça l’est.
 
Aussi quand l’État décide de rayer de la carte des villages et des villes entières, donc des milliers de vies humaines, par le napalm, la bombe thermonucléaire, les fameuses frappes chirurgicales ou toute autre joyeuseté en sa possession, c’est la raison qui parle, la civilisation, la démocratie, et même, allons-y dans le cynisme, le Progrès et la « liberté ». Il y a donc l’horreur et les massacres justifiés, les guerres justes et les guerres saintes, et puis il y a le « tueur à scooter de Toulouse ». Celui-ci est, selon une foule d’experts qui accoure la bave aux lèvres dés que le sang coule sur le trottoir, un « fou isolé », un « déséquilibré aux motivations idéologiques », un « terroriste individualiste » (sic). Soyons clairs et nets : un type comme celui-là, on ne va pas pleurer sa mort. Mais ceci dit soyons clairs et nets jusqu’au bout : qu’est-ce qui, ces derniers jours, a fait la teneur de ce que politiciens, médias et représentants communautaires ont qualifié de « drame national » ? Voilà qu’une réponse fuse, évidente : « on ne s’en prend pas aux enfants » et « s’attaquer à des personnes en fonction de leur religion, couleur de peau, ou origines supposées, c’est de la barbarie ».
 
De la barbarie, bien. Je ne connais pas, personnellement, de barbares, j’en suis désolé. Je ne connais que des individus devant survivre au sein de la civilisation, entre les mailles de la grande broyeuse économique (qui mange aussi des enfants), que la politique vient souvent racoler sous des fanions verts, bleus, roses, rouges, tous tricolores au final. Certains s’y accommodent assez bien, d’autres n’en peuvent plus ; les uns crient « vive la patrie ! », d’autres en ont marre et se tirent une balle dans la tête ou se pendent, en laissant un mot disant à peu près « Travail m’a tuer ». Les uns se débrouillent comme ils peuvent pour grappiller quelques miettes, quitte à faire une crasse à un autre forcé lui aussi de se débrouiller. Les uns vantent sourire aux lèvres les vertus de cette société, du labeur et de la famille, les autres (parfois ce sont les mêmes en fait) se shootent au Prozac, juste pour... continuer. Il y en a aussi qui en ont plus qu’assez de cette foutue vie de merde, mais qui avant de casser leur pipe se rebellent, mordent la main du maître, pourrissent la vie du donneur d’ordres. Certains parmi eux s’en tirent pas trop mal, d’autres (combien de millions sur cette planète murée ?) finissent derrière des barreaux. D’autres sont assassinés par les flics. D’autres tirent dans le tas, souvent en revendiquant une cause, parfois par ce qu’on appelle par défaut nihilisme.
 
Je vois très bien tout ça, mais je n’ai jamais vu de barbare. Barbare, barbare... ah oui, le barbare, celui qu’on définit par opposition à la civilisation. Il y a la civilisation, et il y a la barbarie. Les barbares et les civilisés. Les citoyens et les sauvages. Les uns sont courtois et polis, mangent à table et sont propres, sont sages à l’école, utiles à la société, et celle-ci leur rend hommage par une petite dalle de marbre à l’heure dernière. Les autres... Quelle horreur ! Mais là, il s’agissait d’un nouveau type de barbare, un barbare roulant en T-MAX Yamaha et équipé d’armes automatiques. Un barbare à la pointe de la technologie, et animé par une idéologie. Mettons un peu d’ordre dans tout ce merdier. Armes de guerre, puissant engin à moteur, racisme, idéologie, agissement froid et maîtrisé, art de la gâchette et même camera embarquée. Notre barbare n’était pas habillé de peaux de bêtes, il ne tenait pas de gourdin grossièrement taillé, il avait sûrement en tête tout un argumentaire bien raisonné pour expliquer pourquoi il faut méthodiquement et froidement éliminer tout ce qui est « juif » (les militaires, c’est encore autre chose) de la surface du globe. Isolé disait-on ? « Fou » ? « Terroriste » ?
 
Isolé. Certainement pas. Pour notre grand malheur, des personnes qui, sans peut-être appuyer sur la gâchette à tout va, sont animés par l’idéologie raciste et/ou religieuse, il y en a eu un paquet dans le passé, il y en a encore plein aujourd’hui, et ce à tous les échelons et postes de la société, « serviteurs de Dieu » aussi bien que militaires, simple quidam anonyme ou personnage d’État. Le « tueur à scooter » agissait peut-être seul, mais ce qui le mettait en branle, son idéologie rance, occupe aussi l’esprit d’un grand nombre de gens. En d’autres termes, on parle d’arbre qui cache la forêt ou de pointe visible de l’iceberg.
 
Fou. Comment dire... Ce terme, en fin de compte, est aussi bancal que celui désignant les fameux « barbares ». Qui est fou, qui est « sain d’esprit » et incarnation de la Raison Pure, vaste question, qui agite peut-être frénétiquement les pensées et calculs des spécialistes, sociologues, médecins, généticiens, psychologues, psychanalystes, psychiatres et autres psychothérapeutes, mais qui à vrai dire nous laisse un peu indifférents. La folie est tantôt décrite comme l’incapacité à se conformer aux normes sociales, tantôt comme résultant au contraire d’une overdose de normalité, on parle des fous d’amour, des fous à lier. L’argent, le pouvoir, l’environnement déprimant, le travail, la jalousie, la voiture comme le métro, la possession et la dépossession, l’enfermement, les médicaments mêmes, rendent les gens « fous ». La société rend « fou ». Parler de folie dans ce cas précis, c’est empêcher de mettre le doigt sur l’idéologie et la logique morbide qui est derrière l’acte.
 
Terroriste. Pour l’instant, on sait que le tueur a tué, et qu’il a crée une certaine terreur. Peut-être son but était simplement de tuer, peut-être voulait-il à la fois tuer et répandre la terreur. Mais on ne le sait pas. Nous pensons en avoir assez dit au début de ce texte concernant cette question du terrorisme : qu’on invoque le Führer, je ne sais quel Dieu ou prophète, ou la République démocratique, un massacre (plus ou moins discriminé, ça ne change pas grand’ chose à l’affaire) reste un massacre, et le pouvoir reste le pouvoir, la domination veut dominer, et pour cela, tuer en masse et terroriser vont de pair ; terroriser et contrôler (de façon plus ou moins violente), terroriser pour exploiter. L’État est nécessairement terroriste, c’est lui qui a crée le concept de Terreur et la réalité qui va avec.
 
Et c’est l’État qui prétend, pas seulement depuis ce lundi ou quatre personnes ont été abattues devant et dans une école à Toulouse, mais depuis des décennies, mener la lutte « anti-terroriste ». « La République est bien plus forte que le terrorisme », clame le chef de l’État. On lui répondrait facilement (si on avait cette idée bizarre de vouloir dialoguer avec le pouvoir) : « La République est forte comme le terrorisme, par le terrorisme ». Certes, il serait simpliste de ne voir dans la domination que la résultante de la terreur, imposée avec force. Il y a bien aussi, une forme de consensus, d’intérêt parfois partagé entre l’État et des pans de la société, d’acceptation plus ou moins teintée de dégoût. De la servitude volontaire et de la résignation, de la servilité par lâcheté ou par conviction, par peur ou par résignation. Une résignation monnayée, peu ou prou. Une soumission obtenue par la menace de crever de faim, de se retrouver à la rue. Par la carotte et par le bâton, par le salaire et par la prison. 
Toujours est-il que le gouvernement en a profité pour décréter le passage au niveau « écarlate » du plan Vigipirate, soit le niveau maximum, dans la région Midi-Pyrénées et les départements limitrophes. Pas un seul des salauds politiques, adorateurs du pouvoir, ne l’a critiqué sur ce point, et ça n’étonnera que les niais. Voici, dans le verbiage chatoyant propre au langage de l’État, ce que vise le plan Vigipirate élevé à ce niveau : « prévenir le risque d’attentats majeurs (simultanés ou non), mettre en place les moyens de secours et de riposte appropriés, des mesures particulièrement contraignantes pouvant être mises en œuvre, protéger les institutions et assurer la continuité de l’action gouvernementale". En deux mots comme en mille : occupation policière et militaire à chaque coin de rue, surveillance omniprésente, possibilité de contrôles à tout instant, en tout lieu et sans « justification formelle », peur diffuse. Il s’agit du dernier stade avant l’état d’urgence. La même chose qu’en temps normal, est-on tenté de dire. Oui, seulement avec l’effet d’annonce en plus, et avec un peu plus d’intensité et surtout plus de moyens. Le plan Vigipirate est activé depuis le début des années 90, au niveau « rouge » depuis les attentats de Londres en 2005. Mais la démocratie se réserve tout le temps la possibilité de resserrer et de desserrer l’étau de son contrôle social sur les populations en fonction de la situation : émeutes généralisées, situation pré-insurrectionnelle, état de guerre, catastrophe nucléaire...Les situations dites d’urgence, décrétables et multipliables à l’envie, permettent de mieux ancrer dans l’esprit et la peau de tout un chacun l’habitude d’être parqué, surveillé, déplacé, fiché, fliqué. De réaffirmer le monopole de la violence entre les seules mains de l’État, et de façon visible, démonstrative même. Il est donc vain de s’indigner face à de supposées « lois d’exception » qui seraient l’envers de la normalité démocratique. Les deux sont inséparables.
 
Que dire aussi de ce monde polarisé en identités imaginaires ? Lorsque le tueur assassine des personnes d’origine musulmane, on convoque les dits « représentants » de la « communauté » musulmane pour exprimer son chagrin. Puis lorsqu’il tue des personnes d’origine juive, on convoque les équivalents juifs. Comme si le chagrin causé par la mort d’un individu ne concernait que ses co-religionnaires, comme si le chagrin devait forcement appartenir à un groupe social bien défini. C’est dans cette confusion identitaire bien typique de l’époque, additionnée à ce que Dagerman appelait la « dictature du chagrin », que le voile nauséeux de l’autorité assoie la domination de ses sujets. Pourquoi le président se sent-il obliger d’aller s’expliquer avec le premier ministre israélien à chaque fois qu’un crime raciste est perpétré contre une personne désignée par ses agresseurs comme juive ? Ces personnes appartiennent elles à l’Etat israélien ? Ces personnes appartiennent elles à une quelconque communauté avant de s’appartenir à elles-mêmes ? Quand cela arrange le pouvoir, les victimes sont d’abord françaises, des « enfants de la République », et quand il faut brosser dans le sens du poil les lobbys religieux, on use du discours contraire. Quoiqu’il en soit on reste dans le culte de la charogne et les logiques politiques et électoralistes de récupération ou non, selon les opportunités.
 
Dans une unanimité touchante, nos écolo-socialo-souveraino-centro-frontdegaucho-facho-réacto mêlent donc leurs voix pour entonner : « Vive la République ! Vive l’Union Nationale ! ». Les quelques voix critiquant partiellement ce chantage se sont empressées de préciser qu’elles encourageaient par ailleurs le travail des enquêteurs et des forces de l’ordre, à savoir la Section Anti-Terroriste, et qu’en cas de changement de majorité au parlement, les moyens des services de renseignements seraient augmentés. 
L’Union Nationale, parlons-en. Celle qui s’enthousiasmait dés le XIXe siècle pour aller porter les lumières républicaines dans les contrées lointaines à coup de canons, de sabre et de goupillon, celle qui permit la boucherie de 14-18, celle qui porta Pétain sur un trône, celle qui releva le capitalisme en 45 en larguant quelques bombes à Sétif et en laissant bien tranquilles les collabos, qui massacra, tortura et jeta allègrement dans la Seine pendant la guerre d’Algérie. Celle qui permet au pouvoir de mieux isoler, mater et éliminer les rétifs, les rebelles, les sans-patrie, les révolutionnaires, ceux qui crachent sur tous les drapeaux et tous les régimes. Qui refusent d’aller se faire trouer la peau et de trouer la peau des autres pour des intérêts qui ne sont pas les leurs, qui ne le seront jamais.
 
Nous sommes de ces derniers, et nous comptons bien ne pas rester impuissants dans la posture du refus. Nous refusons et nous combattons à la fois le chantage de l’unité nationale, le ralliement sous la bannière républicaine, qui est toujours l’horreur étatique et capitaliste. Nous refusons tout autant de crier avec les loups avides de racket communautaire et religieux, cette autre forme de muselage universel qui, loin de s’opposer à la domestication politique et au règne de l’argent, en est leur compagnon de route historique, très efficace pour diffuser hiérarchie, fatalisme, obéissance et division entre pauvres.
 
Si nous autres opprimés, indésirables et révoltés dans ce monde, devons critiquer et combattre jour après jour tout ce qui fait de nous des esclaves, ça ne sera jamais en tirant dans le tas, ni pour répandre la terreur et l’horreur, mais précisément pour en finir avec tout ce qui en est la cause : l’État, le racisme et le nationalisme, l’argent, Dieu.
 
Pour la liberté. 
La liberté pour tous et toutes.
 
Ni citoyens, ni flics 
Ni fascisme, ni démocratie 
Ni religion, ni terreur 
Ni fric, ni État 
Ni patrie, ni nation, ni frontières 
Ni maîtres, ni esclaves.
 
20 mars 2012