Ostrogoto [fr]

Contre la guerre, contre la paix

Elements de lutte insurrectionnelle contre le militarisme et la répression

 
Guerre et paix
 
Les commémorations des événements de 1914-1918 organisées un peu partout en Europe viennent nous rappeler que tout le monde est contre la guerre. De l’homme d’Etat au citoyen, de l’entrepreneur au philosophe, du chercheur à l’ouvrier, tous se déclarent catégoriquement opposés à une répétition de la grande boucherie. Ils sont pour la paix. Et au nom de cette même paix, ils acceptent, avec différents degrés de responsabilité, de collaboration ou d’acceptation, certaines guerres. Pour rétablir la stabilité dans une région en proie à la guerre civile, pour secourir une population menacée de génocide, pour remplacer des régimes cruels : le chemin de la guerre est pavé de bonnes intentions. Au nom de valeurs reconnues par l’entièreté de l’humanité, la « justice » et la « paix », les pires massacres sont commis. 
Nous sommes aujourd’hui bien loin de l’époque où les Etats se remettaient mutuellement une déclaration de guerre dans leurs ambassades respectives juste avant de déclencher des hostilités ouvertes. A l’aide d’une formule juridique -fruit de la pensée libérale- comme la déclaration de guerre, les Etats s’offraient un alibi légal pour légitimer ce qui était considéré comme interdit en « temps de paix », à savoir le meurtre, l’agression ou le viol. Pour rendre la guerre compatible avec l’idée de régime libéral, les Etats devaient ainsi disposer d’une formule pour suspendre leur constitution et leur légalité. 
A présent, on n’est plus dans une situation où la légalité aurait été suspendue et où la guerre aurait cessé d’exister, mais bien dans celle où c’est la guerre même qui est rentrée dans la légalité. La guerre va toujours de l’avant, certes revêtue de termes différents indiquant sans doute différentes intensités de terreur étatique, mais correspondant toujours à une même logique militaire : opérations humanitaires (occupation d’un territoire), frappes aériennes (bombardements), détention de terroristes (enlèvements) ou élimination de menaces (exécutions sommaires). 
En tant qu’anarchistes, tout cela ne peut guère nous surprendre. Guerre et paix ont toujours été deux mots différents recouvrant une continuité de l’exploitation et de la domination. Le massacre, le sang et la violence ; la militarisation, la discipline et l’obéissance se trouvent au cœur même de toute autorité. La seule question qui reste peut-être à se poser est : qu’est devenue la paix ? Si les opérations militaires lancées par les pays démocratiques s’enchaînent à un rythme soutenu, elles ne suscitent plus guère de contestation. Et on doute fortement que c’est parce que la population aurait avalé les justifications toujours plus branquignolesques des gouvernements. Non, une autre conclusion s’impose à nous : la guerre et la paix ne sont plus vécues comme des moments séparés. 
Certains pourraient nous accuser d’un maximalisme peu digeste, mais nous ne pouvons pas avaliser la thèse qui sépare le temps et l’espace entre des périodes de guerre et des périodes de paix. Et c’est d’ailleurs cela qui se trouve à la base de l’antimilitarisme anarchiste : contre la guerre, contre la paix, pour la révolution sociale. 
La première raison pour ne pas effectuer de telles distinctions est que la guerre est toujours préparée, car elle a besoin d’armements, d’entraînements, de provisions, de planifications, de préparation mentale de la population,... La préparation à la guerre est déjà la guerre, et comme tout Etat se prépare toujours à la guerre, il n’y a en effet ni guerre, ni paix. 
La deuxième raison est qu’il ne serait ni logique ni conséquent de dénoncer d’un côté l’imbrication de l’économie et de la guerre, le complexe militaro-industriel, tout en ne considérant pas d’un autre côté l’économie même, l’Etat même, comme des machines de guerre. Et y compris au niveau des horribles statistiques, il n’est pas certain que le fonctionnement « normal » du capitalisme et du pouvoir fasse moins de victimes qu’une guerre telle qu’elle est classiquement définie. Capital et Etat sont basés sur le sang et le massacre. Tout ce qui est produit est basé sur le sang et le massacre. Toute initiative, toute mesure de l’Etat implique le sang, jusqu’au soi-disant « divertissement », comme en témoigne le dernier exemple en date du massacre social commis pour et lors de la Coupe du Monde au Brésil. La paix des marchés n’est rien d’autre que la guerre des exploiteurs contre les exploités, avec tous les moyens imaginables. 
La troisième raison est qu’accepter qu’un Etat puisse décréter la différence entre guerre et paix, signifie reconnaître quelque part qu’il y aurait des guerres inacceptables, mais aussi des interventions militaires justifiées. La « paix » se maintient à travers la peur que le pouvoir réussit à répandre, la guerre est acceptée par la peur d’un massacre encore plus vaste. A tout moment, c’est donc le terrorisme d’Etat qui est à l’œuvre. 
Mais alors, pourquoi insister sur la guerre, si elle a toujours été présente et ne fait qu’un avec les autres aspects de la domination ? Pourquoi émettre aujourd’hui l’hypothèse d’un prochain renforcement supplémentaire de la militarisation dans la gestion du capital ? 
 
 
Restructuration, révoltes et guerre
 
La restructuration en cours au niveau économique, politique, social et culturel dévoile aujourd’hui toujours plus de traits qu’un nouveau projet de la domination est en train de naître. Il s’installe peu à peu suite à l’officialisation de l’acte de décès du projet social-démocrate, et la clôture d’une décennie faite de tentatives d’actualisation de ce dernier sous forme de « participation citoyenne » et de « société civile ». L’analyse des contours de ce nouveau projet s’impose dans les temps à venir, car elle permettra également de mieux saisir les changements sur le terrain de l’affrontement révolutionnaire. Une telle analyse ne pourra pas se contenter de jeter un simple regard sur la chose, de procéder à une élaboration théorique, car elle devra aussi se nourrir des nouvelles expériences de luttes, aussi minoritaires et limitées soient-elles, et des tentatives de reconstruire une projectualité révolutionnaire. 
Toute restructuration implique une certaine instabilité. C’est un peu comme ouvrir le capot d’une voiture. Tout d’un coup, le moteur apparaît, tangible, violent, sale. Et les ingénieurs du capital sont bien obligés d’ouvrir le capot s’ils comptent changer certaines pièces ou l’entièreté du moteur. Leur projet, c’est une nouvelle façon de maximiser la force explosive de l’essence, de l’exploitation, et de s’assurer que les tuyaux puissent gérer la pression, la contrôler. 
Les soulèvements de ces dernières années étaient-ils alors prévisibles ? Quelqu’un pouvait-il prédire que les émeutes en Tunisie allaient devenir un gigantesque incendie touchant des dizaines de pays, de l’Egypte à la Syrie, de la Bosnie à l’Ukraine ? Nous ne le pensons pas. Même le révolutionnaire le plus optimiste, évidemment toujours prisonnier de la réalité, n’aurait pu l’imaginer en 2011. Il ne se l’était même pas imaginé après la révolte de décembre 2008 en Grèce. Quelques têtes brûlées ont peut-être bien tenté de transformer leurs intuitions en mots, mais au final, la contagion insurrectionnelle s’est répandue plus vite que les hypothèses des révolutionnaires. Et à présent, sommes-nous devenus désormais un peu plus capables de reconnaître les foyers insurrectionnels, de les reconnaître et d’avoir un projet, même minimal, pour contribuer à leur extension avant que le spectacle ferme à nouveau le rideau ou que l’élan de liberté soit noyé dans un bain de sang ? 
Ce qui est certain, c’est que ces soulèvements sont intervenus dans un certain contexte, un contexte de restructuration de nombreux aspects de la domination, et ce à une échelle planétaire. Ils ont constitué une avant-première de ce qui est, possiblement, à venir. La renaissance du désir de liberté. L’apparition de pratiques révolutionnaires et auto-organisées. L’intervention toujours plus sanglante, toujours plus réactionnaire, de forces religieuses et nationalistes au sein des révoltes. La guerre civile et le massacre industriel des insurgés. L’auto-affirmation sanglante des Etats à propos de leur supériorité et de leur caractère incontournable. L’accélération de l’exploitation capitaliste. Autant d’éléments qu’on a vu surgir au sein et suite à ces soulèvements. 
Les récentes interventions militaires en Libye (bombardements de l’OTAN), en Egypte (prise de pouvoir de l’armée, après celle des Frères Musulmans, pour écraser la révolution), en Syrie (la réaction impitoyable du régime d’Assad, les ingérences militaires d’autres pays, les bombardements de la coalition, toutes visant à transformer la révolution embryonnaire en une guerre civile et une « guerre par procuration »), en Ukraine (la révolte populaire enterrée par un conflit inter-étatique) et dans la bande de Gaza (« pour couper l’herbe qui avait repoussé », comme disait un parlementaire israélien, qu’on pourrait interpréter non seulement par rapport à la puissance du Hamas, mais aussi par rapport au potentiel de révolte dans les territoires palestiniens) ont sans doute été inspirées et liées par de sinistres intérêts géopolitiques, mais nous voulons également souligner ce que peu de personnes ne semble dire aujourd’hui : ces interventions militaires viennent, de fait et au-delà de l’ensemble de leurs « raisons » complexes et contradictoires, noyer des révoltes et des soulèvements dans un bain de sang pour encourager leur transformation en guerres ethniques et sectaires. En d’autres mots, à écraser l’élan et l’imaginaire révolutionnaire qui a pu embraser le cœur de nombreux révoltés et exploités ces dernières années. Certes, cet imaginaire n’est pas tout à fait clair, tout aussi net. Ce n’est pas le soleil resplendissant de l’avenir anarchique qui perce finalement les nuages du mensonge et de l’idéologie. C’est un imaginaire traversé par mille contradictions, entre liberté et réaction, entre subversion et politique, mais il s’est quand même affirmé, il a insufflé de la vie à la révolte des opprimés, qui ont eu le courage de s’insurger contre ce qui existe. 
Révolutionnaires sceptiques et partisans démocrates se sont retrouvés dans une même volonté de classer ces soulèvements comme des « cris en faveur de la démocratie ». Les uns pour expliquer ou justifier leur incapacité à mettre sur pied une solidarité révolutionnaire et à œuvrer à l’extension des soulèvements par l’élaboration d’un projet insurrectionnel. Les autres pour faire rentrer l’insurrection dans le carcan étatique et mettre la continuité de l’exploitation capitaliste à l’ abri de toute remise en cause. Aujourd’hui, en observant les faits, plutôt que d’une récupération démocrate, c’est avant tout la répression qui a emporté le morceau. Qui parle encore de « la révolution démocratique en Egypte » ou de « la révolte démocratique contre le régime de Kadhafi » ? Qui ? On peut donc en conclure qu’il était pour le moins prématuré, voire erroné, de penser que ces soulèvements allaient subir le même sort que celui de tant de luttes de cette dernière décennie sur le sol européen : la récupération et l’intégration dans le spectacle. Aujourd’hui, bien plus que la figure de l’habile politicien démocrate, c’est le visage brut de la bombe larguée par un avion de chasse, le massacre sectaire et l’enfermement de masse qui viennent répondre aux désirs révolutionnaires. 
L’élan de ces soulèvements n’est pas mort. Pas encore. Il continue à donner vie à des combats, tantôt prometteurs, tantôt tragiques, dans un contexte où, justement, la domination cherche à trouver des bases pour un nouvel équilibre, dessine les traits de son nouveau projet pour prolonger l’oppression et l’exploitation. Rester sur la défensive aujourd’hui, c’est signer l’arrêt de mort de ces soulèvements ; pire encore, c’est contribuer à l’énième enterrement des désirs de libération. Face à l’accentuation de la répression, ce n’est pas une course vers des alliances avec des forces autoritaires qu’il faut entamer, mais un parcours pour développer des projets insurrectionnels. C’est par l’insurrection et les actes insurrectionnels que nous pensons qu’il sera possible de couper-court à cette spirale infernale qui court toujours plus vite vers l’affirmation sanglante de la suprématie du pouvoir. Oui, le temps presse, il est déjà tard, très tard. Mais tentons d’abord une fois de plus d’examiner d’autres aspects de la réalité dans et contre lesquels ce projet insurrectionnel devra se frayer un chemin. 
 
 
Le projet répressif : massacre, militarisation et enfermement
 
Les « assauts révolutionnaires » des an- nées 70 sont aujourd’hui loin derrière nous. Les transformations opérées par la domination afin de les neutraliser, en plus de la répression massive, ont pu être caractérisées de façon générale comme relevant de deux tendances : l’une vers l’inclusion et l’autre vers l’exclusion. Ce processus a tracé des nouvelles lignes de démarcation au sein de la société. Aujourd’hui, on peut constater combien ce processus n’en est plus à ses débuts : il s’est réalisé comme mode de gestion. Le sort réservé aux exclus est un destin d’abrutissement, d’enfermement et d’exploitation sauvage selon l’endroit où ils se trouvent sur la planète, et selon les besoins de la production et de la reproduction. Si d’un côté les technologies ont permis au pouvoir de s’assurer un contrôle capillaire sur l’ensemble de la société, le nombre de conflits armés, en général sous forme de guerre civile avec l’intervention d’autres puissances, n’a d’un autre côté jamais été aussi élevé. 
Des modes de gestion qui étaient auparavant plutôt réservés à des contextes d’occupation militaire, comme la mise en fiches généralisée, la détention administrative, la logique concentrationnaire, le contrôle des mouvements, s’appliquent aujourd’hui sur toujours plus de terrains de la vie sociale. 
Cette gestion résulte de l’imbrication de toutes les techniques de contrôle et de gouvernement au sein d’une stratégie contre-insurrectionnelle aux allures militaires. Les leçons de l’expérimentation sur un énorme camp de concentration à ciel ouvert comme celui de la bande de Gaza par exemple, servent autant aux opérations de pacification sanglante dans les favelas de Rio de Janeiro que de lignes directrices de l’urbanisme totalitaire dans les métropoles européennes. La militarisation des frontières de l’Union Européenne, où meurent chaque année des milliers des personnes, a pour corollaire la militarisation d’un nombre croissant d’axes de transports à l’intérieur de l’Union. Les modèles de rétablissement du contrôle dans les territoires touchés par une catastrophe sont directement basés sur les expériences en matière d’occupation militaire. 
Le pouvoir a donc bien conscience du fait que l’exclusion massive comporte aussi des risques d’explosions sociales. A travers le processus de destruction du langage, au sens de destruction de tout imaginaire autre que la réalité du capital, il pense même pouvoir s’assurer que les éventuelles révoltes resteront justement limitées à des explosions, peut-être bien destructrices, mais sans pulsion révolutionnaire. Dans ce cadre, on assiste alors à une généralisation de la logique de l’intervention militaire contre toute révolte. Il serait erroné d’interpréter l’accélération sécuritaire, l’augmentation du nombre de recherches et de menées contre-insurrectionnelles, la croissante brutalité dans le maintien de l’ordre, le durcissement au niveau légal, comme autant de signes que le pouvoir aurait peur. Ce n’est pas qu’il n’y ait jamais de doutes qui s’immiscent dans l’arrogance des puissants, mais il nous semble que tout cela est au contraire plutôt destiné à faire peur aux exclus. Semer la peur est, on le sait, une façon optimale pour assurer l’adhésion aveugle ou la soumission résignée du sujet en question. Et la peur est aussi un ingrédient incontournable de la guerre. Tout peut servir comme menace aujourd’hui, tout est bon pour instiller la peur. Terrorisme, catastrophe écologique, pénurie d’électricité, crise financière... tous interchangeables au sein d’une gestion toujours plus militarisée de la « paix » sociale, c’est-à-dire, de la guerre contre les exploités et les exclus. 
Si on voit clairement apparaître des liens entre la restructuration d’un côté, les révoltes, la guerre et l’exclusion d’un autre côté, sans compter la peur et la militarisation du territoire, d’autres aspects de la domination sont aussi en cours de restructuration. L’extension du contrôle physique et mental, englobant aujourd’hui la quasi-totalité de la société et de l’espace social, n’a, contrairement aux intentions humanistes que le pouvoir a peut être fait miroiter pendant un temps, pas eu pour conséquence une diminution du nombre de structures répressives, mais bien leur multiplication. Le pouvoir n’a pas fermé des prisons après avoir généralisé le contrôle, il a étendu la logique carcérale à toujours plus de domaines de la société, rendant la frontière entre « dehors » et « dedans » toujours plus floue, si bien qu’aujourd’hui des dizaines de nouvelles prisons et de centres de détention sont en construction partout en Europe. Les régimes spéciaux, la prison à l’intérieur des prisons se multiplient comme corollaires indispensables de la gestion d’une population carcérale toujours plus importante. L’arsenal légal contre le «banditisme» et le «terrorisme» s’accentue de la même façon. 
L’hypothèse d’un pouvoir pluraliste toujours plus ouvert et tolérant, garantissant ainsi la bonne marche radieuse du capital, semble bien s’éloigner au profit d’une autre hypothèse, celle d’une militarisation accrue à tous les niveaux. 
 
 
L’usine de la répression
 
La guerre et les massacres sont au cœur de l’exploitation capitaliste et de l’oppression étatique. Cette affirmation n’a pas pour objectif de susciter une quelconque sympathie ou engagement pour un humanitarisme bienveillant et naïf, mais de marquer une distance avec tous ceux qui sont perpétuellement en quête de « raisons objectives » pour justifier devant le tribunal de l’histoire leur éventuelle (non) intervention révolutionnaire. La domination produit en permanence des « raisons objectives » pour ne pas agir, pour ne rien faire, pour accepter, elle produit de la « paix sociale ». Elle mystifie le fait que son règne est basé sur le massacre et sur l’horreur. Percer cette mystification à jour n’est pas un vain jeu rhétorique, c’est le premier obstacle à franchir pour jeter les bases d’une intervention révolutionnaire à tout moment. 
Cet obstacle est aussi profondément moral. Il est constitué d’une montagne d’arguments pacificateurs, d’exacerbations de l’horreur éprouvée face à la violence et au sang. Escalader cette montagne n’est pas une tâche facile. Car au fond, pour passer à l’attaque, il faut aussi briser nos petits cœurs domestiqués par des siècles de morale, et dérouiller nos bras désarmés par tant d’adaptation. Sans cela, aucun projet révolutionnaire anarchiste ne sera possible. 
Mais allons maintenant vers l’objet premier de cette question : L’usine de la répression. C’est un objet maintes fois étudié, et maintes fois éludé. Si elle ne se concrétisait pas par des structures et des hommes, la répression ne serait qu’une vaine idée sans influence réelle. Et en effet, dès qu’on commence à parler de production d’armement, de systèmes de défense et de sécurité, de surveillance et de contrôle, on voit immédiatement apparaître devant nos yeux des centaines d’usines, de fabriques et de laboratoires, mais également des milliers d’ingénieurs, de spécialistes, de chercheurs, d’ouvriers de base aussi, tous et toutes engagés dans la production d’instruments de mort et de contrôle. Les guerres et la militarisation sont produites ici. Elles sont préparées et projetées ici. Elles rapportent de juteux profits, dans la majorité des cas, ici. Et c’est donc aussi ici que celui qui veut agir peut prendre en ligne de mire la production de guerre. 
Et comme la ligne de démarcation entre applications « militaires » et « civiles » est désormais devenue très floue, voire inexistante, la production de mort englobe toujours plus directement de vastes secteurs économiques. Au-delà des producteurs d’armement bien connus et gigantesques, des centaines d’autres entreprises, souvent très anonymes et discrètes, fournissent les éléments indispensables aux premières, et c’est une fois assemblés que ces éléments deviennent de terribles bombes perfectionnées. Il en va de même en matière de laboratoires et de recherche. Pour ne donner qu’un exemple : la logique concentrationnaire, c’est-à-dire le maintien de l’ordre par zonage, par division en zones (qu’on voit à l’œuvre dans toute occupation militaire d’un territoire, mais aussi dans l’urbanisme totalitaire des métropoles), requiert un contrôle accru et une surveillance permanente des limites de ces zones et de leurs voies d’accès. Il existe toute une « science » appliquée, en développement vertigineux ces dernières décennies, par rapport à ce qu’on pourrait caractériser comme la problématique du « check point ». La recherche technologique pour équiper ces check points, réels ou « virtuels », est parmi les plus avancées, car il s’agit de réaliser un contrôle total et immédiat. Les applications développées pour les check points israéliens équipent aussi bien les accès des aéroports, des institutions, des transports publics, des usines chimiques, etc. 
Au-delà de la recherche et de la production proprement dites, on peut aussi s’intéresser à la production d’« humains », l’entraînement d’assassins et de tortionnaires. Si le processus classique de la fabrication du parfait soldat est bien connu (entraînement, inculcation de discipline aveugle puis immersion au combat, le premier assassinat ouvrant la porte au meurtre à répétition et sur commande), on voit aujourd’hui comment cette immersion peut aussi s’opérer d’une façon séparée de la réalité. Le pilote de l’avion de chasse ne voit pas sa cible, il ne voit que des coordonnées satellitaires. Le pilote du drone qui assassine au Moyen-Orient fait son boulot de 9h à 17h, depuis un parc de caravanes installées quelque part aux Etats-Unis, manipulant un manche à balai semblable à celui d’une Playstation. Les garde-frontières qui surveillent les eaux de la Méditerranée assistent par satellite à la noyade de centaines de personnes dont le bateau de fortune coule. Plus augmente la distance émotionnelle et physique entre le tortionnaire et l’objet de la torture, une distance couverte soit par une autorité supérieure soit par une prothèse technologique, et plus que le tortionnaire peut effectuer son boulot de façon « efficace ». 
La très grande majorité des chercheurs qui développent les plus terribles instruments de mort, les ingénieurs qui font tourner les usines d’armement, sont des gens ordinaires à tout point de vue. Ce ne sont pas des monstres sanguinaires, il est même probable qu’ils reculeraient, horrifiés, devant l’abattage d’une vache. Ils peuvent même avoir des idées de gauche. Si on souhaitait construire un imaginaire réconfortant de l’ennemi sanglant et réactionnaire afin de pouvoir l’attaquer sans hésitations, non seulement on se tromperait, mais on se retrouverait surtout bien désarmés face à l’usine de la répression. Nous avons besoin de tout autre chose que de la production d’une image de l’ennemi sous forme de « diable », il nous faut des idées et des désirs qui fondent le pourquoi de notre agir révolutionnaire. Il nous faut l’éthique de celui qui se bat pour sa libération, une éthique de l’insurgé qui ne soit pas une morale tributaire de la pacification. Il nous faut des analyses approfondies et des informations précises. 
 
 
Contours d'une projectualité anarchiste contre la guerre et contre la répression
 
Les anarchistes sont contre la guerre, contre toutes les guerres. Mais nous sommes aussi contre la paix. Nous sommes contre la paix des marchés, contre la paix de l’autorité, contre la paix de l’abrutissement et de la servitude. Nous sommes pour la révolution sociale, pour le bouleversement violent et profond des rapports sociaux existants, basés sur l’exploitation et l’autorité. 
Mais ces rocs de l’idéal anarchiste ne tiennent pas toujours aussi bien lors des tempêtes. Il n’était pas rare d’entendre des compagnons dire que l’intervention de l’OTAN en Libye n’était pas la chose la plus commode à dénoncer. De même qu’aujourd’hui peu de voix anarchistes s’élèvent contre l’intervention militaire de la coalition internationale en Syrie. Il n’est pas rare non plus de voir des anarchistes succomber au principe de l’opportunisme tacticien : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Est-ce encore utile de rappeler que l’ennemi de mon ennemi d’aujourd’hui a été hier aussi le mien et que je serai peut-être demain considéré comme ennemi par les deux autres... ? 
Ces fameux rocs tendent aussi à s’éroder dans le feu de l’action lorsque cette dernière n’est pas soutenue par une projectualité ferme. La fascination pour la prétendue « efficacité » du modèle autoritaire de guérilla a par exemple mené plus d’un compagnon à accepter de renoncer – bien sûr toujours « temporairement » – à certaines bases de l’anarchisme, ou à rejeter la proposition de l’organisation informelle insurrectionnelle, jugée « moins efficace » pour déclencher ou intervenir dans les hostilités. Pourtant, c’est bel et bien cette dernière qui pourrait à présent se révéler comme la meilleure façon de combattre la restructuration répressive en cours, le massacre des insurgés et l’enterrement d’un élan révolutionnaire. 
 
Contre la guerre, mais pas désarmés 
Sans doute, comme quelqu’un l’exprimait de façon laconique, « nous sommes devenus faibles ». Et il rajoutait, « tous, sans exception ». Si ce jugement concernait les capacités théoriques des anarchistes, il portait plus encore sur leurs capacités opératives. Une faiblesse qui devient d’autant plus tangible lorsqu’on a le monstre du massacre et de guerre en face de nous. Il ne sert pourtant à rien de hurler avec les loups, mieux vaut prendre acte de cette faiblesse et tenter d’y remédier. Sans avoir l’illusion de pouvoir faire rapidement de grands pas, sans commencer à tomber dans le culte de la « force » qui pousse souvent vers une militarisation du combat, il nous faut à nouveau imaginer un chemin, un parcours. Certaines choses ne s’apprennent pas à l’improviste ; et si le besoin pressant et immédiat peut donner un coup de pouce, c’est quand même mieux de s’y être préparés à l’avance. 
Car c’est aussi une question mentale. En réalité, nous sommes capables de faire tout ce que nous voulons, ou presque, et la véritable question est plutôt de savoir si nous sommes prêts à faire les efforts nécessaires et indispensables. Pour se doter de connaissances techniques, il faut étudier sérieusement les matières concernées. Pour développer certaines capacités, il faut disposer de temps pour s’y consacrer. Ce n’est qu’ainsi que ces connaissances deviendront ensuite utilisables dans un projet, armant la créativité et renforçant les idées. 
Il nous faut donc travailler dans ce sens si nous ne voulons pas être dépendants d’autres courants, en proie aux caprices et aux seules possibilités du moment, ou tout simplement renoncer aux interventions par manque de capacités et de moyens. Ce qui est vraiment la chose la plus triste qui puisse arriver à un compagnon. 
 
L’action internationaliste 
Face à la guerre et au massacre d’insurgés, la proposition anarchiste ne peut qu’être celle de l’action internationaliste. Elle est avant tout refus de se rallier à un camp ou à un autre, considéré comme « moins pire », ou applaudissement des interventions militaristes de grandes puissances contre ou en faveur de tel ou tel camp. Dans ce contexte, l’action internationaliste consiste fondamentalement à défendre l’insurrection et la révolution sociale face à la réaction. Elle court le long de deux axes fondamentaux, celui de soutenir les tendances révolutionnaires et antiautoritaires au sein de l’insurrection même, et celui de l’attaque contre l’effort répressif et militaire ici. 
Si on peut pas exclure d’avance la possibilité d’intervenir directement au cœur même de l’insurrection ailleurs, nous pensons que l’action internationaliste peut aussi être conçue comme diffuse et décentralisée. Lors de la révolution de 1936, de nombreux anarchistes sont partis se battre aux côtés de leurs compagnons espagnols. S’il était sans doute possible de renforcer la révolution en allant sur place, d’autres compagnons ont évoqué et tenté de renforcer la révolution en étendant le conflit vers d’autres contrées. Que ce soit sous forme de grèves dans les ports où les bateaux chargés d’armes passaient pour approvisionner les fascistes en Espagne, d’attaques précises contre des intérêts de la réaction internationale, ou encore sous la forme de l’intensification et de l’accélération de projets insurrectionnels afin de déclencher les hostilités ailleurs. Si la première chose, c’est-à-dire l’intervention directe au cœur de l’insurrection, relève d’une potentialité dont il faudrait reconstruire aujourd’hui les bases et les conditions, la deuxième chose, c’est-à-dire l’extension insurrectionnelle des hostilités et le sabotage des intérêts de la réaction, est plus dans le prolongement des initiatives et des activités déjà existantes, avec différentes degrés, ouvrant en espace informel qui dépasse les frontières. 
 
Face à la restructuration de la répression et à son corollaire militaire et sécuritaire, il nous paraît possible et souhaitable de redessiner les traits d’une projectualité anarchiste insurrectionnelle. Car la guerre et les restructurations sont aussi des moments, malgré les démonstrations de force écrasantes du pouvoir, où la défense immunitaire du système s’affaiblit quelque peu et où il montre certaines de ses blessures ouvertes, voire de ses points faibles. Et ce sont donc aussi des moments propices pour tenter de faire précipiter la situation ou contribuer au déclenchement de l’insurrection. 
Si cette projectualité peut explorer le chemin d’une lutte insurrectionnelle contre une nouvelle structure répressive, elle peut, ailleurs, au même endroit ou en même temps, préparer le terrain pour l’attaque contre l’effort répressif et militaire, contre l’industrie de l’armement et l’usine de la répression. Cela requiert tout un travail de recherche et d’information, détaillant les lieux et les hommes de la production de mort, les liens, les canaux d’information et de communication, les trajets d’approvisionnements énergétiques et les chaînes de commandement, fournissant ainsi des axes d’intervention et mettant à disposition les connaissances indispensables pour attaquer. 
Les objectifs de destruction insurrectionnelle d’une réalisation répressive du pouvoir et la déstabilisation, par une diffusion d’attaques, de sa production répressive, et donc de paix sociale, peuvent en ces temps instables constituer des points d’orientation dans le développement et l’approfondissement d’une nouvelle projectualité anarchiste. 
 
Printemps 2015